Le chaos comme miroir: Guido Bernasconi et notre finitude partagée
Le monde de l’art contemporain s’est habitué au spectaculaire, aux surfaces débordantes de couleurs, de formes et de répétitions. Le maximalisme nous a donné les pois de Kusama, les coulures de Pollock, les palimpsestes graffités de Basquiat, les hallucinations pop hyper-saturées de Murakami. Et pourtant, Guido Bernasconi occupe une place singulière dans cette lignée. Son œuvre ne se contente pas d’éblouir par l’excès. Elle résonne plus profondément : c’est une vérité existentielle, une sincérité qui refuse de se cacher derrière le style ou la mode.
Le processus de Bernasconi est à la fois humble et radical. Il photographie des images directement sur les écrans de télévision, prélevant le flux même qui envahit nos foyers et nos consciences. Ces fragments du torrent numérique — fugitifs, fragiles, incessants — deviennent sa matière brute. Ils sont retravaillés dans des maquettes peintes à la main, avec acrylique et chablons, puis scannés et enfin imprimés sur toile satinée par jet d’encre. Rien n’est dissimulé. Chaque geste est assumé, chaque étape transparente. L’œuvre parle ouvertement de sa propre fabrication, refusant l’illusion d’une peinture « pure » tout en revendiquant l’honnêteté comme valeur esthétique.
Mais cette honnêteté ne réduit pas l’œuvre à son procédé. Elle est ce qui permet à l’œuvre de nous atteindre au plus profond. Là où tant d’artistes recherchent l’effet, Bernasconi recherche la vérité. Ses toiles ne sont pas des simulations du chaos ; elles sont le chaos rendu visible — et par cette visibilité, elles deviennent une invitation à réfléchir sur ce que signifie être vivant dans un monde saturé d’images, de mots, de crises.
Une vision fractale du monde
Au cœur de la pratique de Bernasconi se déploie un cadre conceptuel issu de sa formation en sciences des systèmes complexes. En tant qu’ingénieur en environnement, spécialisé dans les écosystèmes forestiers, il a appris que le monde n’est pas construit en lignes droites mais en dynamiques entremêlées : réseaux, cycles, bifurcations, ordres émergents. La forêt est un maillage, la rivière une pulsation, l’atmosphère une fragile interaction de forces.
Cette pensée systémique irrigue son langage visuel. Ses peintures ne sont pas seulement des motifs : elles sont fractales. Un motif est répétition, une mosaïque de surface. Un fractal, en revanche, est une loi vivante de croissance, où chaque partie contient le tout : la feuille de fougère qui se répète en chaque folioles, le flocon de neige qui déploie son infinie géométrie, la ramification de l’arbre qui se reflète à toutes les échelles.
Les toiles de Bernasconi vibrent de cette logique fractale. À un premier niveau, elles saturent le regard par leur densité. Mais à un autre, elles révèlent une résonance subtile : l’impression qu’au cœur de cette complexité gît une structure, que le fragment reflète le tout, que le monde fragmenté recèle encore une cohérence secrète.
Le langage comme motif de sens
Mais le visuel n’est qu’une strate. Les œuvres de Bernasconi se déploient aussi par le langage. Les titres ne sont pas des ajouts ; ils font partie intégrante de l’œuvre. Bal Room, Dance Floor, Ground Zero, Dead Line, Open Space, Cum Slut — autant de mots qui oscillent entre le littéral et le figuré, entre provocation et poésie. Leurs fautes d’orthographe, leurs anagrammes, leurs fractures déstabilisent le sens. Le langage devient lui aussi motif, soumis aux mêmes distorsions et répétitions que le champ visuel.
Heidegger disait : « Le langage est la maison de l’être. » Chez Bernasconi, cette maison est fissurée, instable. Les mots n’offrent plus d’abri sûr ; ils ouvrent des failles, des labyrinthes, des ambiguïtés. Cette fragilité du langage reflète la condition humaine à l’ère numérique : submergée par les flux d’information, déstabilisée par l’excès de signes, et pourtant toujours en quête de sens à travers les fragments.
L’inconscient et le spirituel
Si la science des systèmes donne à son travail une profondeur structurelle, c’est l’inconscient qui en nourrit le souffle. Bernasconi ne construit pas seulement avec son intellect ; il écoute aussi ce qui surgit de l’intérieur — rêves, impulsions, ombres qui échappent au contrôle rationnel. Chaque toile devient l’espace où se confrontent la construction consciente et l’émergence inconsciente, où l’inattendu interrompt l’ordre, où le personnel fusionne avec l’universel.
Cette ouverture à l’inconscient est amplifiée par sa pratique du bouddhisme. Le regard bouddhiste dissout l’illusion de permanence : tout est impermanent, interdépendant, en flux. À cette lumière, les œuvres de Bernasconi ne sont pas seulement des représentations du chaos ; elles sont des méditations sur l’éphémère. Elles rappellent que nous aussi sommes des motifs dans un plus grand fractal, des configurations transitoires de matière et de conscience vouées à se dissoudre.
Pourquoi son art importe
Ce qui rend l’art de Bernasconi unique, ce qui touche ceux qui le rencontrent, ce n’est pas seulement sa complexité ou sa densité maximaliste. C’est sa sincérité. Ses œuvres ne cherchent pas à plaire ; elles cherchent à témoigner. Elles disent la vérité d’un monde saturé de signaux, où le sens menace sans cesse de s’effondrer. Et pourtant, dans cet effondrement, elles affirment la possibilité d’une résonance, d’une reconnaissance, d’une humanité partagée.
Car en fin de compte, ses œuvres ne parlent pas seulement de systèmes, de médias, d’écologie. Elles parlent de ce qui nous unit tous : notre finitude commune. Dans la saturation des couleurs et des mots, on ressent la fragilité de notre existence. Dans la répétition fractale, on entrevoit le fugace écho de l’éternité. Dans les titres fracturés, on éprouve l’instabilité du sens, l’impermanence du langage, l’incertitude de notre être.
Se tenir devant une toile de Bernasconi, c’est se tenir devant un miroir brisé. On se voit dans les fragments. On se perd dans cette anarchie. Et pourtant, on reconnaît que ce chaos est le nôtre, qu’il nous appartient. L’œuvre ne nous console pas ; elle ne promet pas de rédemption. Mais elle offre quelque chose de plus précieux encore : la possibilité de partager notre vulnérabilité, d’affronter ensemble la fragile beauté de l’existence, et de nous rappeler que chaque regard, chaque couleur, chaque mot est infiniment précieux parce qu’il est fini.
L’art de Guido Bernasconi n’est donc pas seulement visuel. Il est existentiel. C’est l’art des motifs et des fractals, du langage fracturé et recomposé, de la science, de l’esprit et de la sincérité tissés ensemble. C’est un art qui refuse l’illusion, et qui révèle ainsi la vérité la plus profonde : nous sommes tous des motifs vivants dans un vaste fractal impermanent appelé la vie.